Photo de couverture: Jean-Paul Dubois gracieusetรฉ Alain Jocard/Agence France-Presse-Getty Image
CRITIQUE LITTรRAIRE de
Tous les hommes nโhabitent pas le monde de la mรชme faรงon
Auteurย : Jean-Paulย Dubois; รditions de lโOlivierย 2019 –ย 246 pages
Il y a des faรงons alternatives dโhabiter le monde. Jean-Paul Dubois le prouve avec son dernier livre qui a รฉtรฉ couronnรฉ par le prix Goncourt 2019.
Cโest lโhistoire du parcours dโune vie, dโun itinรฉraire ร la fois mรฉlancolique et poรฉtique. Le rรฉcit intรจgre aussi des scรจnes dรฉsarmantes dโhumour, petites touches de lรฉgรจretรฉ bienvenues.
Paul Hansen est dรฉtenu ร Montrรฉal dans la prison de Bordeaux, oรน il purge sa peine depuis deux ans.
Depuis la premiรจre page, cโest lโรฉcriture, le style qui surprend et fascineย : ยซPrรจs de la fenรชtre, je regarde la nuit et jโรฉcoute le froid. Ici, il fait du bruit… donnant ร croire que le bรขtiment, pris dans un รฉtau de glace, รฉmet une plainte angoissanteโฆ Au bout dโun certain temps, quand on sโest accoutumรฉ ร son mรฉtabolisme, on peut lโentendre respirer dans le noir comme un gros animal, tousser parfois, et mรชme dรฉglutir.ยป
Pas moyen de sโextraire de cette รฉcriture atypique remarquable et ร ce surprenant vocabulaire dรฉtournรฉ, prรฉcurseur dโune thรฉmatique rรฉcurrenteย : ยซLa prison nous avale, nous digรจre et, recroquevillรฉs dans son ventre, tapis dans les plis numรฉrotรฉs de ses boyaux, entre deux spasmes gastriques, nous dormons et vivons comme nous le pouvons.ยป

Paul partage la cellule de Patrickย Horton, Hells Angel accusรฉ de meurtre. Par des retours en arriรจre, Paul fait dรฉfiler le film de sa vie et de son bonheur perdu, et reรงoit la visite de ses bien-aimรฉs disparusย : ยซLa neige colmatait tout, mรชme le noir. Patrickย Horton ne le savait pas, mais il arrivait que, vers ces heures-ci, Winona, Johanes ou encore Nouk viennent me visiter. [โฆ] Depuis toutes ces annรฉes oรน je les avais perdus, ils allaient et venaient dans mes pensรฉes, ils รฉtaient chez eux, ils รฉtaient en moi.ยป
Son enfance en France est ponctuรฉe de visites dans la famille paternelle danoise ร Skaten et son รฉglise ensablรฉe. La sรฉparation de ses parents marque un premier schisme et premier effondrement de son existence. Paul apprendra plus tardย : ยซCโest la vue de cette รฉglise enfouie, de cette รฉpave de la foiโฆยป qui a motivรฉ la carriรจre de son pรจre. Pourtant lโensablement de lโรฉglise est le signe prรฉcurseur de sa foi dโabord vacillante, puis perdueย : ยซ[โฆ] une histoire de sable, un sable mouvant, poussรฉ par lโhistoire et le vent.ยป Prรฉmices dโune autre chute. ย
Puis sa nouvelle vie au Canada dรฉbute, dโabord avec son pรจre, ร Thetford Mines et ses immenses mines dโamiante, puis en tant que surintendant du chic immeuble LโExcelsior ร Montrรฉal.
Les multiples allers-retours en cellule crรฉent une ambiance diamรฉtralement diffรฉrente, plus lรฉgรจre. Le truculent Horton, le dur qui est terrifiรฉ par des souris, a la phobie de se faire couper les cheveux et dont les dรฉfรฉcations sont des scรจnes dโanthologie, suscite sympathie et รฉclats de rire.
Pourtant, lโangoisse monte. Un drame se profile, mais lequel? Le bonheur pur partagรฉ avec Winona, Indienne algonquine et le chien Nouk serait-il menacรฉ? Une autre question lancinante hante le lecteur : quโa fait Paul, cet รชtre si bienveillant et si bon pour se retrouver en prison?
Une lente progression, avec de longues descriptions de lโaltruisme sans รฉgal, du dรฉvouement de Paul face au mรฉpris, ร la mรฉchancetรฉ et lโignorance.
Tout ร coup, le roman bascule, le drame รฉclot, prend ร la gorge et nous chavire. Soudainement, les รฉmotions sont exacerbรฉes, et la charge รฉmotive ressentie par le lecteur explose. Comment ne pas se mettre ร la place de Paul, ressentir son sentiment de rรฉvolte? Cet รชtre bon, รฉtouffรฉ par la rage devient un animal sauvage ยซCโest alors que les loups mโont montrรฉ le cheminโฆ Ensuite je sais lโavoir frappรฉ fort, longtemps, sans discernement, avec toute la sauvagerie de la meuteโฆ Je tenais un morceauโฆ dans ma boucheโฆ une รฉcลurante saveur de mauvais sangยป. ยซย Il se dรฉbattait comme le font les animaux qui veulent encore vivre alors que les humains sโefforcent de les noyer parce quโils nโen veulent plus.ย ยป
La scรจne รฉpique dans la piscine frappe lโimaginaire par le dรฉferlement dโune violence sauvage aussi soudaine que surprenante chez un รชtre fonciรจrement bon โ comme quoi, les formes multiples dโinjustice font perdre tout contrรดle, mรชme ร lโรชtre le plus bienveillant et bon, en allant chercher le mal enfoui au plus profond de lui.
Jean-Paul Dubois met sa magnifique plume au service de lโรฉloge de la droiture et du refus de se soumettre ร un rรฉgime en contradiction avec son รฉthique.
Il fait รฉgalement lโรฉloge de la tendresse humaine, de lโamour pur et de la bienveillance. ยซJโavais la patience dโun ange et surtout ce goรปtโฆ cette envie de rรฉparer les choses, de bien les traiter, de les soigner, de les surveillerยป. Lโimmeuble de lโExcelsior est dโailleurs dรฉcrit comme pathogรจne! La frontiรจre entre lโobjet et lโรชtre humain, bien tรฉnue, est toute relative!
Vibrant roman, trรจs touchant dont on ne sort pas indemne! Finalement, le mal est battu en brรจche. Cet hymne ร la rรฉvolte face ร toutes les formes dโinjustice constitue un message dโespoir. Haut les cลurs, on peut sortir des mรฉandres du mal et prendre un nouveau dรฉpart. Lโintelligence du cลur sort gagnante!