Photo de couverture IStock
Nommée Femme de l’année dans la catégorie «Avancement de la situation de la femme» en 2000, elle reçoit la Médaille du jubilé de la reine Elizabeth II en 2002, Jeanne Maranda a dénoncé le publisexisme pendant 25 ans.
Elle s’inscrit dans la grande mouvance des années soixante-dix avec entre autres les militantes de EM/EW, d’Évaluation-Médias/MédiaWatch, la Meute/Médiaction et la Meute qui poursuivent le même but : dénoncer l’image omniprésente et stéréotypée des femmes dans les messages publicitaires.
Grâce à Jeanne Maranda et ses collaboratrices, aujourd’hui le paysage médiatique a changé.


LES MOMENTS MARQUANTS DE SA CARRIÈRE
Née en 1927, Jeanne Maranda devient veuve à l’âge de 43 ans. Mère de trois enfants dont deux ont quitté le nid, elle entreprend des études universitaires et travaille comme recherchiste à Radio-Canada où elle rencontre plusieurs personnes engagées qui l’aident à orienter son discours. C’est là qu’elle apprend à chercher, à trouver le mot exact et à synthétiser.
À 51 ans, elle s’inscrit à l’Institut Simone de Beauvoir dédié aux études de la femme. Elle découvre la moitié ignorée de l’humanité. Elle plonge dans l’univers de la femme : la femme et la littérature, la science, la santé, le sexe, la religion et l’art. Elle participe à des colloques à l’université où elle apprend avec horreur des violences inimaginables dont certaines femmes sont victimes. Ces témoignages la déchirent cependant qu’un cri sourd monte du fond de son cœur et de son corps : «il faut faire quelque chose! Il faut faire quelque chose, ça ne peut pas durer!».
Ce quelque chose devient rapidement sa mission des 25 prochaines années : dénoncer les publicités sexistes et dégradantes; dénoncer sans avoir peur, dénoncer malgré les menaces, et surtout ne jamais lâcher.
LA SOLIDARITÉ FÉMININE
Pendant 10 ans, elle crée des liens avec des organismes jumeaux à travers le Canada. Elle écrit dans la revue bilingue Le bulletin et participe à mettre en place un plan d’action qui consiste en bref à analyser les communications, sensibiliser le public et l’amener à collaborer en dénonçant les images sexistes, changer les attitudes sexistes de l’industrie et modifier les lois sur la radiodiffusion.
Son chemin se dessine de façon plus précise.
LE CHOC…
Le 6 décembre 1989, la tuerie de l’École polytechnique de Montréal perpétrée par Marc Lépine marque une transition décisive dans la vie de Jeanne. La certitude inébranlable qu’il faut agir à grande échelle et dénoncer les images toxiques, tordues et mensongères qui font de la femme un humain de seconde zone, vient de s’inscrire dans sa chair.
À 62 ans, elle reçoit ces coups de feu au cœur. En un sens, Marc Lépine n’est que l’exemple ultime de la violence faite aux femmes.
Elle sait que le chemin sera long pour arriver à changer l’image médiatique, mais elle est persuadée que la persévérance et la volonté seront plus fortes que l’histoire.
Entourée de collègues tout aussi convaincues, Jeanne compose une conférence appuyée d’un diaporama qui dénonce le mensonge qu’est la publicité sexiste! Elle présente cette conférence partout au Québec. Elle qui était si timide et qui pensait mourir la première fois qu’elle a parlé en public, n’en revient pas d’être capable de faire une tournée de conférence.
Elle rit : « de timide, j’étais devenue féroce. En conférence, je disais aux hommes : sortez vos fantasmes de vos tiroirs, arrêtez de penser que nous sommes des putains ».
Puis, elle part à la rencontre des femmes dans la plupart des villages du Québec pour leur apprendre à décoder une publicité sexiste. Avec l’aide de Josée, Gisèle, Jeanne et les autres, elle crée : LES CODES DANS LA PUBLICITÉ – le tableau qui suit est tiré du livre On m’dévisage, de Jeanne Maranda.
LES CODES DANS LA PUBLICITÉ

Elles développent un vocabulaire précis et éloquent. Entre autres, le terme féminicide apparaît pour parler de la tuerie à la polytechnique. Bien qu’il soit au départ refusé par certains médias qui parlent d’un tireur fou, le temps fera son œuvre et aujourd’hui, plus personne ne penserait à le remettre en question tellement le terme féminicide est criant de vérité.
LE CHANGEMENT ACCÉLÈRE SA MARCHE
Un jour, une collègue inscrit son nom sur la liste des récipiendaires d’un projet de développement d’emploi. Elle obtient d’embaucher 27 femmes et un garçon qui viennent travailler avec elle. Jeanne fière ajoute : «…et payé avec ça. Ç’a été l’âge d’or de notre action».
Évidemment cette aide accélère le plan d’action qui est essentiellement de sensibiliser le public, les entreprises et le gouvernement à l’image dégradante des femmes dans plusieurs publicités. En ayant enfin de l’argent, elle peut venir en aide à 25 femmes très démunies et participer à les remettre sur les rails.
Elles écrivent aux entreprises qui utilisent des publicités sexistes pour les sommer d’arrêter et elles les dénoncent. Évidemment, elles se font injurier, mais leur meilleure armure est la foi en leur action.
Au printemps 2005, La Meute québécoise en collaboration avec la CSQ rédige une pétition qui a pour titre : NON À L’EXPLOITATION DU CORPS DES FEMMES et réclame une législation pour encadrer la pratique publicitaire ainsi qu’une loi pour bannir l’exploitation du corps des femmes comme valeur promotionnelle lors d’évènements publics.
Cette pétition signée par 26 400 personnes est déposée à l’Assemblée nationale à Jean Charest, alors premier ministre.
Mais, les années qui suivent sont soulignées par l’indifférence et le silence gouvernemental.
Meute/MédiAction se retrouve dans un creux de vague. Les militantes et travailleuses sont déçues et blessées par le silence gouvernemental. La mort dans l’âme, les activistes arrêtent leur action. Josée Quenneville et Jeanne se retrouvent seules à faire tourner la roue sur un chemin rocailleux. C’est Chantal Locat responsable du comité de la condition féminine de la CSQ qui n’hésite pas à rallier ses membres dans le but de remettre la Meute/Médiaction en activité.
Le 21 février 2008 naît une Coalition nationale contre les publicités sexistes (CNCPS) dont Chantal Locat est élue présidente. Elle convoque 117 organismes ou regroupements nationaux et régionaux pour lancer officiellement la CNCPS.
À 83 ans, Jeanne décide de se retirer et de laisser son héritage entre les mains expertes de la CNCPS.

EN CONCLUSION, JEANNE LIVRE QUELQUES RÉFLEXIONS
«Il ne faut pas avoir peur de se lancer quand on sait que sa cause est bonne, quel que soit son âge.» Elle ajoute avec un clin d’œil : «l’âge était un avantage qui me donnait une certaine assurance».
L.A. «As-tu le sentiment d’avoir réussi à changer le paysage médiatique?»
«J’ai réussi à ce que les entreprises fassent des publicités un peu plus tolérables. Il n’y a plus de femmes sur les autos.»
«Je pense avoir été actrice de changements importants en ayant participé à donner aux femmes une estime de soi, et les avoir aidées à ne plus tolérer le machisme et le patriarcat. Elles sont devenues conscientes de leur valeur et de leur pouvoir et elles ont décidé de parler.»
«Quand j’ai vu le #MeToo! Je n’avais jamais pensé que les femmes iraient si loin.»
«Cependant, je trouve injustes les dénonciations anonymes. C’est un poison vif qui détruit la vie de personnalités publiques.»
En terminant, Jeanne me dit avec cette conviction qui l’a portée pendant 25 ans :
«Il faut donner et n’attendre rien d’autre qu’un merci, un sourire ou une tape dans le dos. C’est l’économie du don. C’est un boomerang qui nous revient toujours.»
Merci Jeanne Maranda!