Photo de couverture gracieuseté Françoise Le Guen
J’étais veuve depuis six ans avec mes trois adolescents qui vivaient leur vie. Je trouvais le temps long et il me tardait de penser à quelque chose de stimulant quand une amie, professeure à Concordia, me proposa de retourner aux études. Elle projetait d’ouvrir un collège en études de la femme et elle recrutait des élèves.
Je n’y avais jamais pensé, mais j’acceptai son invitation et en 1978 je m’inscrivais comme «Mature Student» à l’Institut Simone de Beauvoir.
Dès lors, ma vie a basculé.
Je ne connaissais pas les mots «sexisme, féminisme, patriarcat», je ne connaissais pas les problèmes des femmes, j’ignorais les pressions qu’elles subissaient, en somme j’ignorais comment vivaient les autres dans leur milieu, le mien m’ayant gardée à l’abri des vicissitudes de la vie.
Sur les bancs de l’université, des femmes averties m’ont ouvert les portes de la condition féminine dans tous les domaines. Elles ont sorti de l’oubli des femmes qui avaient marqué les sciences, les religions, les politiques, les arts et j’étais heureuse de marcher dans leurs pas, elles qui avaient inscrit leurs noms dans l’histoire du monde.
Une de mes jeunes collègues était membre d’un organisme féministe qui travaillait à donner une place aux femmes dans les médias et par la même occasion voulait changer l’image des femmes étalées mur à mur dans les publicités. Elle m’invitait à me joindre à elle et en 1987, j’étais admise comme représentante québécoise d’Évaluation médias/Mediawatch (EM/MW) groupe féministe installé à Vancouver depuis 1983.

J’y ai travaillé pendant dix ans tout en suivant mes cours à l’Institut Simone de Beauvoir où j’ai enrichi mon vocabulaire avec les mots «sexisme, stéréotype, discrimination, pornographie et combien d’autres». Au contact de mes amies activistes, j’ai scruté l’image des femmes dans les médias, j’ai noté les stéréotypes qui soulignent les inégalités entre les femmes et les hommes, j’ai analysé les codes utilisés par les publicistes qui valorisent le rôle des hommes au détriment des femmes, puis j’ai appris la subtilité des messages publicitaires et l’influence de l’image sur la perception de la réalité. Notre inconscient est vulnérable, il réagit à tout stimulus visuel. Le corps de la femme découpé, tronqué, morcelé est devenu un banal objet de consommation, du jetable, et notre vision de nous-mêmes s’en trouve altérée! La photo publicitaire avec ses moyens sophistiqués était la grande coupable parce qu’omniprésente et réalisatrice d’images jamais innocentes.
J’ai aussi appris à forger des arguments pour affronter les coupables «faiseurs d’images» bien installés dans leurs préjugés qui n’avaient qu’un credo : le sexe, ça vend!
Cette prise de conscience a changé ma vie! J’ai reconnu dans l’image véhiculée dans la publicité un message qui faisait de moi quelqu’un qui n’était pas moi. Je n’avais aucun désir de me faire plus mince, plus aguichante, je n’avais aucun goût pour les cent petits pots de crèmes rajeunissantes et faire de moi une copie des modèles qui étaient payés pour me donner des complexes. Je savais que seulement 1 % des femmes pouvaient y arriver.
De plus, j’avais appris que les messages et des images sexistes et stéréotypées dans la publicité contribuaient à établir un climat propice à la violence en raison de l’inégalité du traitement de l’image. Une violence tolérée, parce que subtile et impunie. Savoir que ces images limitaient mon droit le plus fondamental, mon droit à l’égalité, c’en était trop! Il me fallait agir. Je venais de découvrir un créneau peu encombré et je me sentais prête à me lancer dans l’arène.
C’était en 1993, à la suggestion d’une des membres d’Évaluation média, j’ai quitté ce groupe pour fonder sous un autre nom, un groupe entièrement québécois avec le même mandat. Dorénavant, nous serons Médiaction-Québec.
Avec notre expérience à manier les mots et les images, nous avions composé des ateliers que nous promenions chez les écoliers, dans leurs cours de « Morale et religion » et dans les populaires groupes de femmes qui nous réclamaient avec insistance. Quel plaisir de voir les yeux et les esprits de mon auditoire s’ouvrir devant ces images qui les scandalisaient! Nous y recevions que félicitations et encouragements.

Malgré nos efforts et l’appui si réconfortant, les résultats n’étaient pas satisfaisants. L’idée est venue d’ameuter nos ministres en les enjoignant de légiférer. Une pétition qui déclarait «Non à l’exploitation du corps des femmes» fut circulée un peu partout dans Montréal et en province par une équipe de jeunes activistes et le 6 décembre 2006, avec la députée Jocelyne Caron, elles remettaient dans les mains du premier ministre, Jean Charest, une liasse de 26 400 signatures. Jubilantes et fières d’avoir sensibilisé le public à une image plus juste des femmes.
Amère déception! Elles ont vu la pétition se retrouver sur les tablettes. À l’évidence, nos édiles n’étaient pas prêts à se rendre à nos exigences. Et d’un seul coup, j’ai vu l’équipe si motivée se dissoudre et les guerrières retourner à leur vie d’avant.
Aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, je vois un changement. On ne peut plus utiliser les images à la limite de la porno pour vendre un produit, un service. Il y a bien quelques calendriers de garage et les magazines féminins étrangers qui restent agressifs, mais je me console sachant qu’un public restreint les consulte. On voit de plus en plus d’images de couples qui partagent les mêmes goûts, les mêmes activités, les mêmes soucis. Les faiseurs d’images ont compris, ils ont laissé leurs fantasmes au vestiaire et nous offrent des images positives, égalitaires, souvent humoristiques et qui n’ont pourtant pas perdu leur pouvoir de vente. La presse écrite et la télévision font une belle place aux femmes. Elles animent et commentent les nouvelles. Que dire de celles qui sont de plus en plus nombreuses à la tête de leur pays?
Plus près de nous, je suis fière de toutes ces femmes, jeunes et moins jeunes qui dénoncent avec énergie leur prédateur. Elles ont développé une estime de soi qui les porte et elles ne se taisent plus. J’ose croire que ce sont leurs mamans qui, se rappelant les luttes qu’elles avaient déjà menées, les ont averties et leur ont donné les mots pour le dire.
Mais la lutte n’est pas finie. L’inégalité est toujours visible dans les emplois, les salaires et la discrimination malgré les édits qui exigent des ajustements. Et la violence? Les statistiques nous épouvantent : ce sont les plus forts qui terrorisent les plus faibles et surtout les éliminent sans remords.
Les hommes croient-ils avoir perdu de leur valeur depuis que les femmes ont changé la face du monde? Nous avons enfin réussi à prendre la place qui nous était dévolue, pourquoi nous en vouloir? Il y en a encore trop, attachés à leurs vieilles habitudes qui ne songent pas à se joindre à la nouvelle cohorte de jeunes qui n’hésitent pas à suivre le nouveau courant fait de partage, de complicité et d’égalité dans les gestes qui assurent l’harmonie et l’entente dans leur couple.
Je rêve tout haut. J’imagine un monde où les femmes assumeront leur part de masculinité et les hommes leur part de féminité, pour voir s‘établir une société bâtie sur le respect mutuel et une réelle égalité.